2- Du social-démocrate au social-traître. Un essai de généalogie


Martin Georges

Cet article vise à comprendre l’origine et le sens du terme « socialtraître », partant de l’appellation « social-démocrate », dont il constitue le dérivé infamant. Sozial-Demokrat apparaît vers 1848. Son usage se popularise par l’autoqualification de militants soutenant les progrès démocratiques et sociaux. Fin de la décennie 1860, le mot devient synonyme de socialisme pour les partisans de Marx et entre dans le nom du parti des travailleurs du SDAP (1869). Prenant pour modèle le Parti social-démocrate d’Allemagne (SPD), les Russes importent l’appellation et fondent en 1898 le Parti ouvrier social-démocrate russe (POSDR). Mais en 1914, les partis de la IIe Internationale se rangent pour la plupart aux côtés de leurs patries respectives. Après avoir défendu la social-démocratie contre cette trahison, Lénine modifie le nom de son parti en 1918. Afin de se distinguer des traîtres, il prend le nom de communiste, donnant de ce fait une nouvelle jeunesse aux textes de Marx. Cette répudiation autorise par ailleurs de futurs anachronismes. Elle permet d’amalgamer la critique marxienne des républicains démocrates socialistes à la critique léninienne de la socialdémocratie allemande. Durant la prise de parole de Lénine au sujet du changement de nom de son parti, l’occurrence « socialtraître » apparaît. Elle vise tout d’abord les dirigeants des partis d’Europe occidentale membres de la IIe Internationale. En 1919, le terme est à nouveau employé lors de la fondation de la IIIe Internationale. D’abord apparu en russe, puis formulé en allemand, il est alors propagé et traduit dans toutes les langues par l’Internationale Communiste. Intégré dans la théorie de l’impérialisme, le social-traître est un socialiste embourgeoisé. Allié objectif de la bourgeoisie, il bénéficie des surprofits extorqués aux pays dominés par son pays impérialiste, et s’oppose donc, par intérêt, au socialisme et à la révolution. Une fois conceptualisé, le mot acquiert une très large extension. Dans la perspective de lutte des classes propagée par la IIIe Internationale, il ne peut exister de tierce appartenance. Tout socialiste n’appartenant pas à un parti aligné est réputé traître au socialisme et à la classe ouvrière, et donc social-traître. Deux conditions étaient donc nécessaires pour que « social-traître » apparaisse : l’adoption commune de l’appellation « social-démocrate » ainsi que l’intégration politique du mouvement socialiste. 

Mots clés. — Social-démocratie, démocratie sociale, social-traître, Lénine, Marx, Engels, histoire intellectuelle, conceptuelle, linguistique, idées, marxisme, Communisme, Komintern, socialisme. Martin Georges, Les Cahiers d’AGORA

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