Recherche
Vous êtes ici :
- Unité de recherche
- AGORA
- Accueil
- Actualités
- AGORA dans les médias
Recherche
Entretien Stephan Martens - auteur de Trieste. Mon jardin mitteleuropéen
Dans le cadre d’une rencontre littéraire organisée par l’Alliance française de Trieste, Stephan Martens, professeur d’études allemandes et européennes à CY Cergy Paris Université, est venu présenter son essai Trieste. Mon jardin mitteleuropéen. Cet ouvrage, très documenté, est pour le lecteur source de connaissances sur Trieste, mais aussi d’émotions avec les souvenirs intimes qui y sont évoqués. Cet entretien est destiné à préciser le point de vue de Stephan Martens sur Trieste, au regard de son histoire, de son passé tragique, de son évolution, mais aussi de le compléter à la lumière du vécu personnel de l’auteur.
Qu’est ce qui vous a amené à écrire maintenant cet ouvrage pour raconter « votre » Trieste ?
Écrire un essai sur Trieste, ma ville natale, a représenté pour moi bien plus qu’un simple exercice littéraire. Trieste n’est pas seulement un lieu géographique, elle incarne une richesse de significations, de sensations et d’expériences profondément liées à mon histoire personnelle et à mon identité. Né à Trieste, j’y ai vécu jusqu’à mes 13 ans, et ces années m’ont laissé une empreinte indélébile.
En m’appuyant sur des souvenirs familiaux et personnels, j’ai voulu partager ce qui fait la singularité de Trieste, non seulement pour moi mais aussi pour tous ceux qui, comme moi, ont grandi dans cette ville entre mer et montagne, entre cultures et langues. Car Trieste est un lieu unique, où l’italien, mais aussi le slovène, voire encore l’allemand, sont des langues couramment parlées, et où des communautés juives, serbes et croates, et autres, ont coexisté pendant des siècles. Ce pluralisme a forgé une identité particulière pour Trieste, marquée par une capacité à intégrer différentes
influences. Trieste est une ville à la fois intime et universelle, qui porte en elle les traces de multiples héritages et qui se révèle à chaque regard sous un angle différent. Dans cet essai, il m’a semblé essentiel de rendre hommage à cette richesse, à la fois géographique, historique et culturelle.
Trieste, longtemps perçue comme une ville secondaire, est pourtant un lieu où se croisent des dynamiques profondes et contradictoires. Au fil des siècles, elle a été un carrefour de cultures et de peuples, un point de rencontre entre l’Empire austro hongrois et l’Italie, une ville où les influences germanique, slave et latine se sont mêlées. Mais cette diversité a aussi généré des tensions, des conflits, des partages et des divisions. D’origine allemande, je suis particulièrement sensible à l’histoire des heures sombres de l’occupation allemande de Trieste, entre 1943 et 1945, j’en parle de manière exhaustive dans mon essai. Trieste a longtemps été au cœur des jeux géopolitiques européens. L’histoire de Trieste est un enchevêtrement de luttes identitaires et de renoncements.
C’est cette ambivalence que j’ai souhaité explorer, en me plongeant dans les archives et dans les récits personnels, mais aussi en questionnant ce qu’une ville comme Trieste peut nous apprendre sur les rapports entre identité et territoire, et j’ai voulu, à travers cet essai, apporter ma propre contribution en m’interrogeant sur ce que Trieste représente pour moi, en tant que « Triestin », mais aussi Allemand d’origine, Français d’adoption, vivant d’abord en France et depuis une dizaine d’années dans les Antilles françaises de la Caraïbe, et ce qu’elle continue d’incarner dans ma vision
du monde.
Ainsi, écrire sur Trieste m’a permis de donner une forme et une voix à des sentiments profonds. Ma nostalgie pour la ville, bien qu’elle soit teintée d’une certaine mélancolie, n’est pas uniquement une affaire de souvenirs personnels. Trieste a cette capacité unique de provoquer des émotions contradictoires : l’admiration devant sa beauté sauvage, l’inquiétude face à ses ombres historiques, et cette nostalgie de l’enfance qui s’étend au-delà du temps et de l’espace.
La ville me rappelle la fragilité des identités, l’ambiguïté des frontières – Trieste est une ville de frontière comme l’ont si bien formulé l’historien Angelo Ara (1942-2006) et l’écrivain Claudio Magris dans Trieste, un’identità di frontiera (1982), ou récemment l’historien Raoul Pupo dans Italianità adriatica (2025) – et l’importance de la mémoire collective dans la construction d’une société apaisée. Dans cet essai, il m’a semblé nécessaire de rendre compte de cette complexité, de ce qui fait que Trieste est une ville à part, à la fois fascinante et mystérieuse, avec un riche passé et une capacité à inspirer la réflexion. Cet essai est ainsi une réflexion personnelle sur Trieste, ses multiples facettes et ses évolutions. Un hommage à cette ville qui, de par son histoire, sa culture, et ses habitants, m’a permis de comprendre mes racines, mes héritages, tout en m’incitant à interroger et à redéfinir continuellement mon identité.
Parlez-nous des circonstances de votre naissance à Trieste et quels souvenirs particuliers gardez-vous de l’époque où votre famille y résidait ?
Mon père, Gerhard Martens, avait été nommé, en 1962, directeur du centre culturel allemand Goethe Institut de Trieste. Avec ma mère, Margret Martens, ils se sont installés à Trieste où je suis né en 1964, et ma sœur, Kathrin, en 1967, « à l’ombre de San Giusto », comme je l’écris dans mon essai. Si le Goethe Institut de Trieste a malheureusement été fermé en 1997, à l’époque, il contribuait grandement à la vie intellectuelle et artistique de la ville, et j’ai des souvenirs assez précis à partir du début des années 1970, car ma mère et mon père étaient pleinement investis dans les activités du centre culturel : parallèlement à l’enseignement de l’allemand, on y organisait des événements culturels tels que des conférences, des projections de films, des expositions et des concerts, visant à rapprocher les cultures allemande et italienne. Ces manifestations attiraient un grand nombre d’habitants de Trieste, j’accompagnais parfois mes parents, mais ils recevaient également beaucoup à la maison, des personnalités et des amis. Pour ma part, j’étais scolarisé à l’école primaire Montessori San Giusto, un souvenir inoubliable, un grand bonheur, j’ai gardé un contact étroit avec un certain nombre de mes petits camarades de l’époque. C’est d’ailleurs à l’occasion de nos retrouvailles via un réseau social, en 2020, en plein confinement en raison de l’épidémie de la Covid-19 – un moment propice à la réflexion introspective – que j’avais décidé de me lancer dans l’écriture de cet ouvrage.
Habitant au centre ville, mes parents, ma sœur et moi, on s’évadait en fin de semaine pour profiter de la nature et des paysages de Trieste. La ville, avec ses ruelles et ses places, ses cafés historiques et ses paysages maritimes, reste le théâtre de nombreux souvenirs d’enfance. Je me souviens très bien que tous les ans, pour les fêtes de Pâques, nous rejoignaient mes grands parents maternels, venus du Schleswig Holstein, au nord de l’Allemagne. Chaque coin de la ville est pour moi un fragment de ma propre histoire, un souvenir particulier.
Avez-vous des lieux dans Trieste et ses environs qui vous sont particulièrement chers ?
Avec mes parents et ma sœur, mais aussi avec les amis, nous avons partagé de nombreuses heures à arpenter les bords de mer, à grimper dans les collines du Karst, ou à nous baigner, en été, dans les eaux de l’Adriatique. Certains lieux me sont en effet restés très chers, comme la route dite napoléonienne, ce chemin pédestre de 5 km qui rejoint la campagne italienne d’Opicina dans la région de Prosecco, une route qui offre, selon moi, la plus belle vue sur la mer et le golfe de Trieste. Depuis cette voie, la vue sur le golfe me fait toujours tomber dans le silence.
Il y a aussi le parc de Villa Revoltella, un lieu plutôt intime et paisible, l’un des plus beaux d’Italie selon des experts, situé dans les hauteurs de Trieste, même si je garde un souvenir plus attendri du parc de Miramare, avec son château blanc et ses jardins luxuriants, et qui représente l’un des lieux les plus emblématiques de Trieste. L’immensité de ses espaces verts, son atmosphère féerique et ses vues sur la mer en faisaient un lieu de promenade rêvé. Enfant, j’étais été captivé par les différents jardins, les chemins sinueux et la possibilité d’imaginer des histoires autour de ce château majestueux, témoin d’une époque révolue. Je n’oublie pas Barcola, cette bande côtière bordée de villas et de petites plages de galets, reliant Trieste au château de Miramare, lieu de baignade, avec ses rochers où grimper et ses eaux rafraîchissantes, et de promenade, où j’ai appris à faire du vélo, et avec un panorama sur la mer et sur la ville de Trieste exceptionnel. Mais pour se baigner, nous avons toujours préféré nous rendre à Grado, avec ses kilomètres de plage de sable fin.
En grandissant à Trieste, j’ai également aimé les randonnées dans le Karst. Ce paysage, caractérisé par ses collines calcaires, ses grottes et ses gouffres profonds et mystérieux, m’a toujours captivé, mais il n’a pas manqué de m’inquiéter, notamment en raison de la sombre histoire de ces lieux.
Certains gouffres du Karst ont une profondeur insondable et une présence inquiétante. Enfant, je ressentais un mélange de fascination et de crainte face à ces cavités géantes, car derrière leur beauté se cache une histoire terrifiante. Pendant la Seconde Guerre mondiale, après la capitulation de l’Italie, ces gouffres avaient été utilisés notamment par les armées de Tito pour y jeter des milliers d’Italiens, civils ou soldats, victimes de purges brutales. Le contraste entre la beauté sauvage du Karst et la mémoire de ces atrocités représente l’essence même de Trieste : une ville marquée par son histoire complexe, où les paysages naturels, tout en étant magnifiques, portent aussi en eux les cicatrices d’un passé tragique. Ce mélange de nature apaisante et de mémoire douloureuse m’a profondément marqué, me rappelant que certains lieux, aussi sereins qu’ils puissent paraître, dissimulent parfois des récits de souffrance et de perte.
J’adorais me promener dans le Viale XX Settembre, nous habitions à l’angle de la Via Gatteri et de cette allée piétonnière, une rue animée et pleine de vie, surtout lors des fêtes de Noël et en été.
Pour un enfant, c’était un lieu d’observation fascinant : les passants, les échoppes colorées, et les terrasses de cafés. Enfin, le molo Audace, proche de notre appartement, qui s’étend dans la mer depuis le port, était l’endroit idéal pour se promener au bord de l’eau. En marchant sur cette jetée, avec la mer autour de moi, j’étais fasciné par le bruit des vagues et le parfum salé de l’air marin. Cet endroit représentait un lieu de contemplation, je rêvais à l’horizon lointain et à la mer infinie. Ce molo Audace m’apparaît invariablement comme une caisse de résonance, dont émergent des souvenirs, doux ou traumatiques, indifférente aux normes, sourd aux préjugés, où le chagrin se consume de manière apaisée.
Pourquoi qualifie-t-on Trieste de ville mitteleuropéenne ?
Trieste, il est vrai, est souvent décrite comme une ville « mitteleuropéenne », un terme qui évoque bien plus qu’une simple situation géographique. Être mitteleuropéen, ce n’est pas seulement appartenir à l’Europe centrale, c’est porter en soi une certaine complexité historique, culturelle et identitaire. Trieste, plus que toute autre ville italienne, incarne ce mélange subtil de cultures, de langues, de mémoires, de tensions et de coexistences qui définit l’esprit de la Mitteleuropa.
Cette qualification prend racine dans l’histoire de la ville. Pendant plus de cinq siècles, Trieste a appartenu à l’Empire des Habsbourg, jusqu’à la fin de la Première Guerre mondiale. Ce long rattachement à Vienne a profondément marqué ses institutions, son urbanisme, ses élites, son économie et sa culture. À cette époque, Trieste devient le principal port maritime de l’Empire austro- hongrois, un point névralgique du commerce international, mais aussi un carrefour d’échanges intellectuels et artistiques. Elle attire des populations venues de toute l’Europe centrale : Italiens, Slovènes, Croates, Autrichiens, Juifs, Grecs, Arméniens et bien d’autres. Ce brassage fait de Trieste une ville cosmopolite au sens le plus fort.
La Mitteleuropa, dans son acception culturelle, renvoie à cet esprit de pluralité, à cette tension permanente entre les identités, entre le poids de l’histoire et la légèreté de l’art, entre les grandes idéologies du XX e siècle et les nuances de l’intime. Trieste reflète tout cela : dans sa langue, où l’italien côtoie le slovène et l’allemand ; dans son architecture, où les palais néoclassiques, les immeubles austères et les cafés viennois se succèdent dans un même quartier ; dans sa littérature, marquée par des figures comme Scipio Slataper (1888-1915), Italo Svevo (1861-1928), Umberto Saba (1883-1957), ou, plus récemment, Claudio Magris, qui ont tous exploré cette identité trouble, mélancolique et intellectuelle propre à la Mitteleuropa. Le sentiment mitteleuropéen se traduit aussi par une manière particulière d’habiter le temps : lente, réflexive, parfois nostalgique. Les cafés de Trieste, à l’instar du San Marco ou du Tommaseo, sont des lieux de lecture, de discussions philosophiques, de solitudes partagées – un héritage direct des cafés viennois, eux-mêmes symboles d’une culture de la conversation, du doute et de l’introspection. Ce mode de vie contraste avec celui des grandes villes italiennes du Sud ou de l’Ouest.
Trieste est mitteleuropéenne parce qu’elle est faite de strates, de voix mêlées, de contradictions assumées. Elle est une ville de frontière et de passage, une ville de mémoire et de métissage. Elle nous rappelle, je l’ai dit plus haut, que l’identité n’est pas une essence figée, mais un récit complexe, toujours en mouvement – comme la mer qu’elle regarde, et les mots qu’elle inspire.
On définit également Trieste comme une ville littéraire. Quels sont pour vous les auteurs qui ont marqué la littérature triestine ?
Italo Svevo est sans doute le plus emblématique. Son roman La Conscienza di Zeno (1923) est un chef-d’œuvre de la modernité, influencé par la psychanalyse freudienne. Umberto Saba, poète profondément lié à la ville, y puise l’inspiration de ses vers empreints de mélancolie et de tendresse, notamment dans son recueil Il Canzoniere (1900-1954). Il y évoque la vie quotidienne, les rues de Trieste et les sentiments intimes avec une grande sincérité, qui m’a toujours ému. J’aime beaucoup aussi lire Fulvio Tomizza (1935-1999), originaire d’Istrie, qui incarne la complexité des identités multiples dans une zone marquée par les conflits ethniques, les déplacements forcés et les tensions entre l’est et l’ouest. Son œuvre, je pense notamment à La miglior vita (1977) ou L’amicizia (1980) marquée par l’exil, la mémoire et les frontières, explore ces thèmes avec une intensité humaine rare.
Il reste que pour moi Giani Stuparich (1891-1961), d’origine italo-slovène, est une figure essentielle de la littérature triestine. Son style, à la fois sobre et émouvant, s’exprime dans des récits autobiographiques comme Ritorneranno (1944) ou Il ritorno del padre (1961) où il explore la guerre, la mémoire et les liens familiaux. Officier pendant la Première Guerre mondiale, il a aussi livré un témoignage poignant sur le conflit, dans une langue limpide et humaine. Avec son frère Carlo (1894-1916), lui aussi écrivain et héros de guerre, Giani a incarné l’engagement civique et littéraire d’une génération triestine prise entre nationalisme, multiculturalisme et drames historiques. Dans Trieste nei miei ricordi (1948) livre profondément émouvant et personnel, Giani Stuparich revisite avec tendresse et nostalgie les lieux, les personnages et les atmosphères de la Trieste de son enfance et de sa jeunesse. Il y décrit la Trieste d’avant les bouleversements politiques du XX e siècle, encore empreinte de l’esprit austro-hongrois, avec ses cafés, ses écoles, ses ports animés. Ce livre est aussi un regard lucide sur le passage du temps : la ville change, les visages disparaissent, mais la mémoire littéraire, elle, conserve l’essence de ce monde perdu. La langue de Stuparich y est simple, chaleureuse, empreinte de mélancolie, mais aussi de fierté pour cette Trieste plurielle et vibrante. Un de mes ouvrages préférés.
Racontez-nous votre rencontre avec le grand écrivain triestin Claudio Magris.
Mon père côtoyait régulièrement un certain nombre d’écrivains et d’intellectuels triestins, notamment le poète et journaliste gradois Biagio Marin (1891-1985), le germaniste Guido Devescovi (1890-1978) ou l’écrivain Giorgio Voghera (1908-1999), et puis Claudio Magris qu’il avait revu à l’occasion d’une de ses conférences, à Lyon, à la fin des années 1990. En 2001, j’ai eu l’honneur de rencontrer Claudio Magris, car il m’avait invité à donner une conférence, en allemand, à l’Université de Trieste, à ses étudiants du département d’Études allemandes, sur la situation politique en Allemagne après l’unification. Mon père lui avait parlé de moi, car ma thèse de doctorat porte sur la politique à l’Est de l’Allemagne et la question de la Mitteleuropa. Le jour de la conférence, j’étais un peu anxieux, conscient de l’immense prestige de l’invitation. Mais l’accueil de Claudio Magris, d’une grande simplicité, me mit immédiatement à l’aise. Il assista silencieusement à ma présentation, et je sentis son regard attentif, bienveillant. Nous avons parlé longuement après la conférence, chez lui, dans son appartement, dans les hauteurs de Trieste, d’abord autour d’un déjeuner, puis dans le cadre intime de son salon et de son bureau, entre les livres qui paraissaient se presser autour de lui comme des témoins silencieux de sa pensée. Sa voix était mesurée, chaque mot empli d’une immense rigueur intellectuelle.
Cette rencontre m’a marqué. Claudio Magris est un homme de grande gravité, dont la profondeur de pensée se reflète non seulement dans ses écrits, mais aussi dans son attitude. À l’époque de notre rencontre en 2001, il portait encore les marques de la disparition de son épouse, l’écrivaine Marisa Madieri (1938-1996). Ce deuil, silencieux mais palpable, semblait nourrir sa réflexion sur la fragilité de la vie et la complexité des relations humaines. Bien que son regard soit vif et son esprit acéré, une certaine mélancolie l’accompagnait, comme un écho discret de cette perte intime. Cette douleur, loin de l’entraver, semblait au contraire enrichir son écriture et sa vision du monde, le poussant à explorer les nuances de la condition humaine avec une sensibilité accrue.
Lire la suite de l'article.